Passer une nuit blanche n'avait jamais vraiment été dans mes habitudes, sauf en cas de force majeure. C'était le cas aujourd'hui, en sachant que les cas de force majeure étaient souvent ceux qui constituaient mon statut de Coureuse pour Cerberus. Autrement, j'étais souvent bien enfouie dans mes couvertures au pays de Morphée. Cerberus m'avait confié un contrat mineur, il me fallait retrouver la trace d'un vampire fugitif, qui était le "fils" d'une grande famille mafieuse, famille qui ne voulait pas le voir s'acoquiner avec d'autres sous races, et qui ne voulaient surtout pas le voir finir en bouillie sanglante, sur le parvis d'une famille rivale. J'avais accepté sans me soucier d'une quelconque difficulté à ramener l'adolescent au bercail. Ce que je n'avais pas prévu c'est qu'il connaisse mieux les recoins des docks que moi. Il avait réussi à me semer plusieurs fois, mais ma persévérance eut raison de sa stupidité : il s'était retrouvé devant des dockers lycans qui étaient en train de le menacer, les crocs sortis d'entre leurs babines. Le pauvre petit vampire n'avait jamais eu à faire avec de vrais lycans, alors il s'est rendu bien gentiment, tout en s'excusant d'avoir empiété sur le territoire des garous du coin. Je connaissais ces lycans, alors je n'avais pas eu de problèmes à leur expliquer la situation. Malgré tout, ça m'avait pris la plupart de la nuit, et il était temps que je me débarrasse de ce petit imbécile de suceur de sang.

Je passai la porte de cet immense immeuble typiquement San Franciscain qui nous servait de couverture, et débarquai dans cet environnement fourmillant de vie et de créatures d'une espèce différente. C'était comme se retrouver dans une dimension différente, et je pense bien que ce soit le cas, je ressentais les choses d'une façon tellement plus intense. Tout était démesuré, il y avait une myriade de gens et nom de Zeus, je n'y étais toujours pas habituée. Je passai une mèche de cheveux derrière mon oreille alors que j'avançai, la main posée fermement sur les menottes qui encerclaient les poignets du vampire. Tout en saluant les quelques gens qui me connaissaient, je montai les marches en direction du secrétariat de mon département. Je reconnus le visage avenant d'une femme qui avait l'habitude de me voir passer par là, et je la saluai d'un hochement de tête. « On vient rapporter son contrat, Mademoiselle Altieri ? », oui, tout à fait, pensai-je mentalement alors que j'esquissai un de mes sourires les plus courtois en faisant "oui" de la tête. La secrétaire appuya sur un bouton magicalement caché, et m'ouvrit les portes de l'Aile Est, celle réservée aux contrats et une des plus gardées puisque de nombreuses créatures capturées, incontrôlables et emprisonnées étaient regroupées comme étant le contrat de nombreux Coureurs.

Tout en jetant un coup d'oeil à mon reflet dans le miroir, je vis que je faisais un peu peur, avec mes cheveux en pétards et mes cernes trahissaient le peu de sommeil que j'avais eu cette nuit. Une grimace plus tard, j'aperçus le rang des sièges auxquels je pouvais enfin laisser mon contrat, en sachant que les plus dangereux étaient "stockés" ailleurs. L'adolescent n'était une menace envers personne, surtout qu'il s'était rendu de son propre chef. Je pris les menottes et les attachai à une rambarde qui émit un bruit essentiellement magique, comme si un courant d'énergie liait les menottes à la rampe. Je ne m'y connaissais pas énormément en magie, mais je savais la comprendre.

« Mon père va me tuer. »
« Mais non. Il va juste te passer un savon d'Enfer. »

Pour la première fois, je fis un sourire au pauvre ado paumé qui craignait les représailles de son père, trois fois centenaire et d'une humeur grognon quasiment tous les jours. Je lui tapai gentiment sur l'épaule et je me dirigeai vers un comptoir où je déclinai mon identité, et posai ma main sur une plaque afin de le confirmer. Le temps que le sorcier s'occupe de remplir la paperasse et de me passer mon chèque, en vérifiant que toutes les conditions avaient été remplies, j'allai vers un petit buffet où trônaient diverses friandises et du café, du thé, etc... Je me versai un grand verre de jus d'orange et pris un croissant dans les mains, et au moment de mordre dedans, j'aperçus le père de l'adolescent qui le tanna verbalement, tout en lui intimant de ne pas recommencer, pour sa propre sécurité. Tout en grignotant la pâtisserie française, je sentis quelqu'un près de moi. Et cette présence je ne la connaissais que trop bien. Cette odeur musquée et cendrée, cette prestance qui n'avait pas besoin d'yeux pour la percevoir, ce sourire en coin qui pénétrait mon âme. J'esquissai un petit sourire.

Ce que j'aime a propos du boulot, c'est avant tout y aller. Au volant de ma voiture, a toute allure, et de proposer des contrats aux personnes qui respectent encore moins que moi le code de la route.
Je n'y vais pas à cette vitesse pour arriver rapidement. Je pourrais arriver encore plus vite en m'y téléportant. Je le fais uniquement pour le plaisir que cela me procure. En un sens, je prends mon temps. Et lorsqu'on à l'éternité devant soit, c'est important.
J'aime profiter de ça, le monde évolue tellement vite, j'ai l'impression qu'il y a encore 70 ans les voitures n'étaient pas si courantes et qu'il y a 120 ans les gens se déplaçaient à cheval ... Qui sait ce qui arrivera dans les 30 prochaines années... Alors autant profiter maintenant de cette voiture de luxe et de sport européenne.

Arrivé devant Cerberus, je me gare comme d'habitude en plein devant. Même si ce n'est pas une vraie place. Mais ne voyez pas ça mal, je participe à rendre la ville meilleure en le faisant. Vous ne me croyez pas ? Prenez une minute.
Lorsque je me gare à cet emplacement, le bon policier qui passe par là peut appeler une dépanneuse. Cette dernière viendra accrocher ma voiture et l'emmener directement à la fourrière. Une fois déposée, elle y restera un an, voir un peu plus, à prendre la poussière .. ou bien la pluie et le vent. Passé ce délais, puisque la voiture n'a pas été réclamée, elle devient la propriété de la ville. Et puisque l'amende n'a pas été payée, elle sera alors vendue aux enchères. Je ferai alors deux heureux : le nouveau propriétaire qui achètera ma voiture 3 fois moins cher que dans n'importe quelle concession, et la police/ville qui pourra utiliser cette argent pour acheter de nouvelles voitures de patrouille et des agents de terrain, qui pourront alors appeler la dépanneuse la prochaine fois que je me garerai sur une place qui n'en est pas une.

Je ne venais à Cerberus que pour y déposer quelques documents, et parce que j'aimais y passer du temps. Le soir il y a beaucoup de chose à faire en ville, mais le jour, l'endroit le plus intéressant et ou l'on peut avoir le plus d'informations sur la ville, c'est bien là.

Et puis je la vis. Elle était là. J'essayais pourtant de l'oublier, mais quand je la voyais, tout me revenait en tête.
Un instant il me vint à l'esprit que je venais peut être ici uniquement pour la voir. Mais l'argent que je rangeais dans ma poche me chuchotait que non.
Je voulais aller lui parler, comme une irrésistible envie, sans savoir véritablement quoi dire.

Je m'approchai donc a pas de loup, comme pour être sur d'avoir le premier mot et de ne pas être pris au dépourvu.

"Je devrais peut-être donner ma carte à ton "contrat", au cas ou il souhaiterait mettre son père devant les tribunaux. Mais je te promets de ne pas le défendre s'il souhaite t'attaquer pour coups et blessures."

« Comme c'est adorable de ta part Wade. »

Et je le pensais sincèrement. Je me tournai vers lui en souriant avec malice et en plissant le nez, en essuyant mes lèvres du bout des griffes, des miettes de croissant y avaient été coincées. Si je n'avais pas eu l'habitude de sentir son parfum démoniaque autour de moi, je n'aurais jamais pu deviner qu'il était derrière moi. Il avait cette délicieuse quoique parfois ennuyeuse habitude de vouloir me surprendre en s'approchant à pas de loup. Comme souvent, nous nous rencontrions aux bureaux de Cerberus, et comme la plupart du temps, j'appréciais nos rencontres, même s'il m'arrivait de ne pas toujours vouloir me l'avouer. Surtout s'il fallait que je le lui dise. Tout en prenant appui sur la partie libre du buffet situé derrière moi, je lui lançai un regard provocateur.

« Mais je te ferai remarquer que le gamin va très bien, ni coups, ni blessures de ma part. Par contre, je ne suis pas responsable s'il en prend en rentrant à la maison, j'ai cru entendre dire que c'était une coutume des Falcone. » Avec un rictus un peu contrarié, je levai les yeux au ciel. Ce gamin n'avait pas un mauvais fond, il était juste en période d'acclimatation à son statut officiel de vampire, et par Horus, ça n'allait pas être de la tarte pour lui. La simple équation comprenant hormones adolescentes + perturbation vampirique + créateur définitivement tyrannique suffisait amplement à comprendre qu'il allait lui falloir du courage. Et en réfléchissant à ça : « Et puis si tu veux attaquer son père, je pense que ça te prendra les prochaines centaines d'années ne serait-ce que pour accumuler assez de preuves, éviter les représailles, même si je sais que tu es trèèès doué dans ton domaine. » Avec un petit sourire en coin, je déplaçai quelques mèches de ma tignasse hors de mon visage et puis repris une expression moins taquine en jetant un coup d'oeil rapide de haut en bas pour décrire mon interlocuteur, et je reportai ce même regard sur la grande salle où mon contrat avait été libéré de ses menottes, et m'avait jeté un regard assez cryptique, comme s'il me remerciait sans me remercier. Je tentai de ne pas y faire plus attention, tout en espérant qu'il ne lui arrive rien de grave, surtout si je devais réintervenir dans l'histoire pour calmer son père. Mais en y réfléchissant bien, je doutais que Cerberus m'envoie m'occuper de calmer, plus ou moins définitivement, un si grand magnat de la pègre.

Tout en étant perdue dans mes pensées, je tâtai du bout des doigts le buffet pour retrouver mon verre de jus d'orange, et lorsque je me retournai vers Wade, les lèvres posées sur le rebord du verre, j'envoyai un petit sourire vers ce dernier.

« Sinon, ça se passe bien pour toi en ce moment ? D'ailleurs, qu'est-ce qui t'amène ici, dans le département des Coureurs ? »

Nous nous rencontrions bien trop souvent aux endroits où j'avais l'habitude d'être, et ça ne pouvait pas être uniquement une coïncidence. Parfois il m'arrivait de le croiser sur son terrain, entre guillemets mais souvent j'avais la vague impression qu'il me cherchait, encore et toujours. Je n'osais pas aborder la question de façon plus directe, même si j'aurais pu le faire de toute façon. C'est pas comme si ça faisait plus de cinq siècles que l'on se côtoyait. Mais comme il avait eu le beau geste de venir me voir, et comme j'étais de bonne humeur, je ne me sentais pas l'envie de le taquiner à l'en faire sortir de ses gonds. Et pour ça, je devais avoir un don inné. Un soupir plus tard, j'étais en train de siroter mon jus d'orange en me demandant si j'en avais encore dans mon frigo.

L'air un peu dans le vague, je regardais ce jeune.
Les jeunes et leurs envies de faire ce qu'ils veulent, leur volonté de ne pas faire comme leur parents. Leur impression de ne pas faire comme les autres et d'être différents, alors qu'ils ne font que réagir comme leurs parents quand ils étaient jeunes, et leurs grands parents quand eux même étaient jeunes, etc...
Au final le "rebelle" ne fait que suivre un mouvement, un cycle qui existe depuis la nuit des hommes.

Mais mon esprit était attiré ailleurs. Les paroles de la demoiselle raisonnaient, comme portant tout un passé, tout un flot de sentiments.
Mais lorsque me parla d'attaquer le père, je ne pus que lui répondre :

"Ne me lance pas de tels défis."

Je scrutais ensuite le buffet, pour voir ce qui semblait autant lui plaire. Personnellement, rien ne me faisait vraiment envie, même pas un peu de gourmandise.

"Je fais la même chose que toi on dirait..."

Tout en tâtant la poche chargée d'une enveloppe de billet, la réponse fut :

"... je passe le temps"

Il y eut comme une envie de sortir un compliment. Mais ne sachant pas lequel donner, pour ne pas paraître trop cavalier ou la blesser, ma bouche resta ouverte quelques instants avant de refermer. Pour finalement lacher calmement :

"Et puis il y a des moments ou l'endroit n'est pas désagréable.
Et toi ? Emploi du temps chargé ?"